Décédé à 78 ans des suites d’une méningite bactérienne, le guitariste britannique a redéfini les contours de la pratique du rock. Du psychédélisme au hard rock, retour sur une vie faite de révolutions et de rendez-vous manqués.
Quelques semaines après la disparition de l’ancien tireur épileptique du Dr. Feelgood, Wilco Johnson, est sur un autre Guitar Hero qu’il faille aujourd’hui rendre hommage à Jeff Beck, qui vient de mourir d’une méningite à l’âge de 78 ans. Surtout ne pas confondre avec Beck (Hansen), tant il est vrai que le farfadet de la pop californienne a usurpé sans le savoir la primauté du patronyme, surtout auprès d’un public pour qui les années 60 sont synonymes de préhistoire et les virtuoses de l’électrique la musique a gratté des essences dignes d’être conservées dans les grottes de Lascaux.
C’est l’une des nombreuses incohérences du destin, ou peut-être la conséquence d’une nature supposée perfide, ce qui fait que celui qui est considéré par ses pairs comme le plus doué de sa génération, ne peut finalement qu’être baigné d’une lumière rendue indécise par l’éclat de la renommée monopolisé par d’autres. C’est ainsi qu’au bout de toute enquête de trottoir, dans la hiérarchie des guitaristes qui ont contribué à l’écriture de la grande légende du rock anglais, Jeff Beck se retrouvera inévitablement derrière Keith Richards, Pete Townshend, Eric Clapton, Jimmy Page et autres Richie Blackmore. Quant au talent, à l’audace et à l’ingéniosité, il met toujours sa concurrence sur eux. Les mains en l’air!
Rock sans paillettes
Aux temps préhistoriques (années 1960 et 1970), lorsque les murs de la chambre d’un adolescent ordinaire – c’est-à-dire un évadé de la dureté du dortoir d’un pensionnat catholique – étaient nécessairement recouverts d’affiches, les photos de tous les musiciens précités avaient l’honneur d’être pris en sandwich entre ceux de filles nues arrachés au cahier central de Lui ou sur Playboy. Mais rarement Jeff Beck. Pourtant, avec son profil silex, son casque aux cheveux raides, ses crucifix pendants et son goût prononcé pour le cuir, il a coché toutes les cases pour le bon look rock. Mais ensuite, pendant longtemps, le rock n’a plus grand-chose à voir avec la musique. Mais Jeff Beck, c’est un peu comme Thelonious Monk dans le jazz, Glenn Gould dans les classiques ou Maurice Merleau-Ponty dans la philosophie, il est sérieux, débridé. Celui qui inspire le respect, pas nécessairement la louange. Sinon dans l’élite de ceux qui font exactement la même chose : la musique.
Pour Geoff, tout a commencé à Wallington, dans le Surrey, où il est né le 24 juin 1944. Pas nécessairement de bon augure. À l’âge de 8 ans, sa mère le soumet chaque jour à deux heures de cours de piano. Il abandonne alors quand son fils, au lieu de faire sa balance La lettre à Eliz, préfère arracher les touches noires de l’instrument, qu’il juge « maladroites ». D’autres tentatives, au violoncelle, au violon, suivront, tout aussi peu concluantes. Puis, au milieu des années 1950 antédiluviennes, le son d’outre-Atlantique a continué à surchauffer les circuits de la sous-station de galène qui trônent dans le salon des intérieurs britanniques.
L’oreille de Jeff est particulièrement attentive à celui produit par un certain Cliff Gallup, guitariste des Blue Caps, le groupe du bad boy Gene Vincent, dans Be-Bop-A-Lula. Une sorte de déclic, chargé de désir et empli d’innocence, qui non seulement le traverse de part en part, mais dessine précisément la ligne de sa vie. D’autres démiurges ont attisé les braises de cette effervescence précoce : Hank Marvin des Shadows et James Burton (guitariste de Ricky Nelson) notamment. Lorsqu’on lui offre sa première vraie guitare, Jeff s’est déjà forgé une solide technique avec celle qu’il fabrique à la main dans sa chambre, qu’il amplifie en la branchant sur la radio familiale. C’est un point essentiel : Beck appartient à la race des maîtres artisans (il le prouvera en s’adonnant à son autre passion, les bolides qu’il monte et démonte dans son garage).
Cet appel à l’innovation, encore plus à l’inouï, portera sur le son inspiré des découvertes technologiques du guitariste Les Paul, qui, avant de donner son nom à l’un des instruments les plus célèbres au monde, aura largement élargi la possibilités de résonance. Ainsi, Les Paul est un peu à Jeff Beck et Jimi Hendrix ce que Youri Gagarine est à Neil Armstrong et Buzz Aldrin de la mission lunaire Apollo 11 : un pionnier de la conquête spatiale dont la fusée est cette guitare, choisie comme reine du sabbat, où tout un génération, vous serez formé. De facto, la diva sera bientôt soumise aux fantasmes pyrotechniques de plusieurs magiciens qui, à l’aide d’effets spéciaux (pédales, compresseurs, vibrato, phasers, harmoniseurs, etc.) vont exploser ses limites au point d’en faire plus que un instrument simple, un symbole, un puissant phare sonore illuminant toutes les musiques de la fin du XXe siècle, élevant ses meilleurs serviteurs au rang de ce qu’on appellera héros de la guitare.
Hara-kiri
Ce rôle presque prométhéen, Jeff Beck va le reprendre complètement, du moins musicalement. D’abord avec un premier groupe, The Tridents. Mais surtout avec les Yardbirds, qu’il rejoint en 1965 après le départ de Clapton pour les Bluesbreakers de John Mayall. Avec les Yardbirds, il a contribué à ouvrir la boîte de Pandore des années soixante. Cœur plein d’âme, Formes des choses, Over Under Sideways Down, Happening Il y a dix ans, la liste est longue avec des succès dus en grande partie à son jeu brûlant. Tout y est : des premiers plaisirs du psychédélisme aux premiers beats du heavy metal, de la lassitude du blues urbain déconstruit au baroque sophistiqué de la pop. Ce Beck, sauvage, pyromane, futuriste, démiurge, sera immortalisé dans une scène d’anthologie de exploser d’Antonioni, où le groupe se produit Faire une promenade avant que le guitariste ne panique. Un accès d’autodestruction qui préfigure l’échec de la tournée américaine qui va suivre, mais qui annonce un succès colossal.
Il existe deux versions pour expliquer le harakiri. 1 : il allait rejoindre sa copine et donc assister à un concert. 2 : Il est tombé en panne au milieu du Kansas parce que le climatiseur de sa chambre d’hôtel est tombé en panne. Une troisième hypothèse qui peut être testée sèchement : Beck est peut-être un incendiaire, un véritable flambeau vivant, mais son goût pour les projecteurs est limité. Ainsi, après les Yardbirds et quelques tentatives en solitaire (Bonjour doublure d’argent, la seule exception étant lorsqu’il reprend seul le chant), il fonde un nouveau groupe patchwork : un certain Rod Stewart au chant, un certain Ron Wood à la rythmique, un certain Nicky Hopkins aux claviers. Bref, un supergroupe qui s’ignore mais enregistre quand même deux super albums, Bek-Ola et la vérité. Quelle carte. Surtout aux États-Unis. Fait intéressant, en 1969, les organisateurs ont planifié un festival dans les environs de New York. Et là Beck dit non. Il en veut plus, il veut changer d’air, de musique, de musiciens. Ce dont il venait de jeter les bases avec le Jeff Beck Group – le hard rock -, il en avait marre. Manque de chance ou manque de jugement, le festival en question s’appelle Woodstock, rassemble un demi-million de mamies extatiques chillant dans la boue et rend les musiciens immortels beaucoup moins excitants (Alvin Lee de Ten Years After).
Rendez-vous manqués
Les mauvaises décisions seront suivies de malchance. Son grave accident à bord d’une de ses voitures de course. Surtout, sa rencontre manquée avec succès. Au début des années 1970, il joue des utilitaires dans les studios. Cela l’a amené à enregistrer avec Stevie Wonder, qui lui a promis l’exclusivité sur une chanson en échange de ses services. Sera Superstition, que Beck a mis en conserve avec un nouveau trio, Beck, Bogert & Appice. Puis Wonder a changé d’avis et a décidé de l’inclure sur son nouvel album. Un livre parlant. Le titre est devenu un hit mondial et la version de Beck a été oubliée. malchance.
Consciencieux, stoïque, persévérant, il poursuit son travail, se tournant occasionnellement vers le jazz Coup par coup (produit par George Martin en 1975) ou un retour aux sources du rock and roll Jambes folles (1993), où il rend hommage à son idole d’enfance Cliff Gallup. Jeff sera également invité VIP sur les albums de prestigieux congénères ainsi Elle est la patronne de Mick Jagger (qui voulait l’engager dans les Stones après le départ de Mick Taylor, avant de choisir Ron Wood, pas de chance encore), Ozzy Osbourne ou Roger Waters. L’an dernier, il a rendu un dernier témoignage sur l’incroyable finesse de sa technique, l’inépuisable sensibilité d’un jeu incomparable, un album 18 enregistré avec son ami et fan le plus ardent : Johnny Depp. Beck a dit de sa musique : «Je joue de la musique d’orgasme. Il nous aurait divertis.