Gestion
Après la « grande démission », un autre phénomène inquiète de plus en plus d’entreprises : la « sortie tranquille » ou la « démission silencieuse ». Au lieu de démissionner, les fonctionnaires concernés se contentent de faire le strict minimum. Est-il paresseux ? D’une autre vision du travail et de la place qu’il devrait (ou ne devrait pas) occuper dans la vie ? Ou même l’un des symptômes d’un détachement plus profond ? Pour Adrienne Chignard, psychologue du travail, la sortie tranquille est intimement liée au manque de justice organisationnelle en milieu de travail.
Comment expliquez-vous cette « démission silencieuse » qui semble être une tendance cachée ?
au phénomène de « refus silencieux ». pas assez lié à la « grande démission ». Peu d’analystes perçoivent que ce travail en règle générale, qui consiste à ce que le salarié ne fasse que ce que son contrat l’oblige à faire, traduit d’abord un profond désengagement. Historiquement, les salariés français ont un bon niveau d’engagement. Mais nous assistons aujourd’hui à une forme de recul par rapport à cet engagement. (1)
D’où vient ce désengagement ? Les entreprises ont encore du mal à comprendre cela. Vous devez savoir qu’il existe des comportements de citoyenneté organisationnelle prosociale au travail. C’est tout ce qui n’est pas demandé dans le contrat de travail, mais que nous faisons quand même car nous sommes investis dans notre travail. Par exemple, même si vous n’avez pas de prime ou de service, vous restez plus tard au bureau pour aider vos collègues ; effort supplémentaire fourni sans rien attendre en retour. En dehors du travail, cela se traduit aussi par ne pas critiquer son employeur ni même le défendre auprès de ses amis ; même si votre patron n’est pas là pour l’entendre. Ce petit supplément d’âme que vous vous mettez, spontanément, avec plaisir, est extrêmement productif et précieux.
Ces petites choses que vous faites en plus permettent de lubrifier les engrenages collectifs. Alors qu’une sortie tranquille est tout le contraire : vous vous en tenez à ce pour quoi vous êtes payé. Ici, l’absence de comportements pro-sociaux est finalement préjudiciable aux entreprises. Et quand on cherche les raisons de ce supplément d’âme et de ce petit supplément d’investissement apporté, la littérature scientifique est d’accord : c’est la conséquence d’un sens de la justice organisationnelle.
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Quel est ce sens de la justice organisationnelle?
C’est l’impression de la part d’un employé qu’il est traité de manière juste et équitable. Plus précisément, 4 formes d’injustice sont à l’œuvre. Les deux premières sont désagréables lorsqu’elles ne se font pas sentir, mais ont un léger impact sur la santé : il s’agit de l’injustice distributive (répartition inéquitable des récompenses, bonus, pourboires) et de l’injustice informationnelle (prise de conscience insuffisante). Les deux autres sont à la fois extrêmement désagréables et néfastes pour la santé et les performances : ce sont l’injustice interactionnelle (discriminer entre les personnes) et l’injustice procédurale (les décisions qui vous concernent directement sont prises sans concertation).
Chaque fois que vous sentez que vous êtes injustement reconnu (toute forme de reconnaissance), ne sont pas pris en compte et vous n’obtenez pas ce que vous pensez mériter, vous avez l’impression que la promesse n’a pas été tenue. Et au lieu de continuer à donner le meilleur de vous-même et à vous surpasser, vous réduisez votre investissement jusqu’à ce qu’il corresponde à ce que vous obtenez en retour de la valeur créée.
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Vous faites également le lien entre l’abandon silencieux et le « comportement de retrait » qui conduit à une résignation complète….
En psychologie, le comportement de retrait consiste à lâcher prise progressivement sur ce à quoi on était attaché auparavant, tant dans sa vie personnelle que professionnelle. Ils suivent toujours 3 étapes. Le premier s’apparente sans aucun doute à l’opt-out silencieux : il s’agit d’une réduction de l’investissement d’un individu à ce qui semble nécessaire ou mérité par l’autre partie. Au travail, par exemple, il ne travaillera que pendant ses heures.
Mais si le travail occupe une grande place dans sa vie, il peut ne pas durer très longtemps, éprouver un sentiment d’inauthenticité et commencer, très lentement, à prendre des congés sans solde, des arrêts maladie, des visites plus fréquentes, arriver en retard au bureau, ne plus venir à des salons ou à des événements extérieurs. Multiplier ces moments d’absences intentionnelles est la deuxième étape. Le troisième est simplement la démission.
La sortie tranquille n’est donc que le prélude, niveau 1 de ce à quoi l’entreprise peut certainement s’attendre dans les mois à venir, si rien ne change : le départ des salariés. Parfois, bien sûr, ils ne partent pas tout de suite parce qu’ils ne le peuvent pas physiquement. Mais leur véritable démission est bien souvent inévitable. Car ce qui les retient (2) n’est pas émotionnel, mais uniquement lié à un engagement de continuité ; un engagement de très mauvaise qualité, un désinvestissement que beaucoup d’employeurs regrettent, mais sans comprendre qu’il se construit dans la durée et qu’il n’est que la conséquence d’un sentiment de manque de reconnaissance ou « d’injustice ».
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Peut-il lutter contre le renoncement silencieux ? Est-il possible de l’arrêter et de revenir en arrière ?
La démission silencieuse n’est pas inévitable. Il n’apparaît pas comme par magie. Ceci n’est qu’une conséquence de l’oubli des entreprises sur l’importance de la rémunération et/ou de la qualité de vie au travail. Ceci n’est que la conséquence d’un sentiment de manque de reconnaissance et d’injustice vécu dans le milieu professionnel. Alors que nous sommes dans une période de plein emploi et de guerre des talents, ceux qui offrent de bonnes conditions de travail, notamment par des moyens innovants de reconnaissance ou de partage de la valeur, s’en sortent bien.
Les managers réalisent désormais que les conditions de travail ne sont pas périphériques, mais centrales pour attirer, former, fidéliser ; et qu’être équitable dans la reconnaissance et la répartition de la valeur est un avantage stratégique.
Pour stopper la sortie tranquille, les entreprises peuvent se demander ce qui est perçu en interne comme injuste. Qu’est-ce qui fait que les employés ont l’impression de ne pas être suffisamment reconnus ? Quoi méthodes de reconnaissance des emplois (bonus, retour d’expérience, merci, justice interactive, participation à la prise de décision…) leur manquent-ils ? Ensuite, il est nécessaire de former les managers (du terrain au senior management) aux multiples manières de manifester réellement reconnaissance et considération. Être juste ce n’est jamais simple, mais il n’est jamais impossible d’aller vers elle et de l’améliorer : il faut absolument leur donner une vision large de ces différentes manières de reconnaître le travail des salariés.
Enfin, il est certain que les entreprises qui ne remettent pas en cause les modalités de reconnaissance et qui considèrent les salariés désengagés comme des paresseux seront demain les grandes perdantes du plein emploi des cadres. La guerre des talents actuelle implique donc d’être le meilleur candidat pour les conditions de travail et les moyens de reconnaître la valeur créée par les collaborateurs : ces deux outils seront les plus importants moteurs d’attraction et de rétention dans les années à venir.
(1) Selon un récent Une enquête Gallup menée dans 160 pays a établi une moyenne d’engagement des employés de 21 %. En France, ce chiffre n’est que de 6 %.
(2) Il existe trois formes d’engagement au travail :
- * l’engagement affectif, qui consiste à faire son métier parce qu’on aime son métier et son entreprise ;
- * l’engagement normatif ou sentiment moral qui est associé à l’idée que nous « devons » quelque chose à notre organisation en retour du développement professionnel qu’elle nous a permis de vivre ;
- * l’engagement de continuité, qui n’existe que parce que le salarié n’est pas sûr de trouver un autre emploi ou d’être payé ailleurs : les gens restent parce qu’ils ont peur de partir.